Henri Scepi : Pensée et Poésie dans Les Contemplations

Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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Tout lecteur attentif des Contemplations aura relevé la place centrale accordée dans ce recueil à la figure du penseur, instance vers laquelle convergent les lignes de force de l’autoreprésentation du poète et qui, par bien des aspects, légitime la visée essentielle de l’énonciation poétique. Ainsi, « Magnitudo parvi » évoque « Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature » (p. 241) et qui s’enhardissent à en sonder les deux infinis ; du poème « Aux arbres » se détache l’être pensif qui, « le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde » se voue à « L’étude d’un atome et l’étude du monde » (p. 229). Sur le plan esthétique, « À M. Froment Meurice » déclare, à propos des poètes et ciseleurs, de Dante et de Cellini, que « Tous les penseurs sans chercher / Qui finit ou qui commence / Sculptent le même rocher ; / Ce rocher, c’est l’art immense » (p. 85). Enfin, pour achever ce bref inventaire, « l’être incliné, qui jette ce qu’il pense » (p. 408), et dont le profil s’accuse dans « Pleurs dans la nuit », domine la matière des livres V et VI du recueil au point de faire du poème la chambre de résonance de la pensée et le lieu d’élection du penseur. Le terme en fait concentre les différents emplois sous lesquels se manifeste le sujet poétique dans son entreprise sans cesse recommencée d’écoute et de déchiffrement de la nature, d’exploration assidue de l’abîme, d’élucidation effarée du mystère : contemplateur, rêveur, songeur, prophète, mage, philosophe, visionnaire, artiste. Toutes ces fonctions reflètent et ressaisissent une éminente activité de pensée qui, loin d’être accidentelle ou accessoire, définit d’une certaine façon la poésie comme recherche et comme expérience. Elle situe par là les enjeux de la parole du poème sur le terrain exigeant autant qu’escarpé de la vérité.

L’auteur de Littérature et philosophie mêlées ne pouvait certes se démettre devant une tâche qui allait requérir tous les moyens du vers, toutes les ressources du discours, et qu’Hugo s’applique à concevoir, dès l’aube de sa carrière, comme une épiphanie des idées et non comme une simple parade rhétorique et formelle. Si, comme il est écrit dans la préface de 1822 aux Odes et poésies diverses, la « poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout » et si, de surcroît, elle réside dans « les idées elles-mêmes »[1], c’est qu’elle ne renonce pas à la mise en œuvre d’une certaine pensivité et qu’elle travaille à la mobilisation corrélative d’une raison poétique propre à cerner l’intérieur des choses, l’au-delà du monde et des phénomènes, la courbe de la destinée humaine, le sens du devenir historique[2]… Dans ses écrits de 1830 à 1850 (et notamment dans Les Rayons et les Ombres, à propos desquels l’auteur déclare dans la préface n’avoir pas eu « d’autre but que de penser et faire penser »[3]), Hugo sera fidèle à une donnée principielle qui assigne à la littérature le devoir de penser la vie, non seulement de la représenter et de la figurer, selon les libres sollicitations de l’imagination, mais de la penser, c’est-à-dire de formuler les interrogations qu’elle suscite, les hypothèses métaphysiques qu’elle inspire, les perspectives politiques et sociales qu’elle rend impérieuses, les apories et les énigmes qu’elle oppose à « l’esprit pensif » toujours prompt à confronter « Ce qui parle à ce qui murmure » (« Paroles sur la dune », p. 354). Doit-on rappeler que telle est à l’orée du premier romantisme la vocation reconnue à la littérature qui, selon les mots de Madame de Staël, désigne « tout ce qui concerne […] l’exercice de la pensée dans les écrits »[4]. Ce qui place la poésie, considérée schématiquement comme l’ennemie de la philosophie, en situation de faire alliance avec l’idée et de revendiquer pleinement sa dimension spéculative aussi bien que sa portée cognitive. La tentation reste forte dès lors de réduire cette activité de pensée et le fruit qui en résulte à un éventail d’assertions figées, à une somme déduite de vérités articulées en doctrines ou en systèmes, tout se passant comme si la poésie n’était rien que le lieu d’enregistrement d’un déjà-pensé, d’une raison déjà advenue. Mais le propos que je poursuis ici est tout autre : il visera d’abord à revenir sur les motifs philosophiques  qui président aux relations dynamiques de la pensée et de la poésie dans Les Contemplations et il s’intéressera ensuite aux déplacements induits par ce dispositif de tensions tant sur le plan du poème et de son langage que sur celui de la théorie de la connaissance. A quelle vérité le poème se destine-t-il ? Et comment ce discours de vérité s’élabore-t-il, selon quelles modalités s’écrit-il et en vue de quoi ? Répondre à ces quelques questions reviendra à se demander de quelle manière dans le recueil de Hugo la pensée alliée à la poésie est pensée.

Que la poésie et la pensée s’accordent et s’exaltent réciproquement à l’aune d’une orientation philosophique du poème, il n’est rien de plus manifeste et de plus constant dans ce que nous serions tentés d’appeler l’ontopoétique hugolienne des Contemplations. Si le recueil, comme on l’a dit souvent, cultive une certaine diversité de tons, de registres et de formes, ce qui, assurément, en dessine la ligne continue est bien une même exigence de sens placée ouvertement sous le signe d’une pensée de l’être. Cette exigence peut prendre plusieurs formes et requérir différents offices. C’est par exemple le rêveur vigilant tout « occupé de l’éternel destin » du poème 24 de la 1ère partie, et dont l’esprit assiste, comme régénéré par un voyage nocturne, à l’éclaircissement auroral d’un firmament intérieur : « Il voit distinctement, à cette clarté blême / Des choses dans sa chambre et d’autres en lui-même » (p. 98). Cette interrogation lancinante sur la destinée humaine – dont la préface du recueil nous enseigne combien elle importe aux yeux du poète penseur – passe nécessairement par le filtre d’un esprit, ou la réverbération d’une âme, et va de pair avec un impératif d’élucidation totale dont résonnent les derniers vers du poème dédié à la mémoire de Delphine de Girardin : « Poëte ! / […] Fais pour moi transparents et la terre et les cieux !/ Révèle-moi, d’un mot de ta bouche profonde, / La grande énigme humaine et le secret du monde ! / Confirme en mon esprit Descartes et Spinosa » (p. 66). Plus que jamais, donc, la poésie est sommée de prendre le relais de la philosophie, car se faisant elle-même philosophie elle consacre ce que Badiou appelle « l’âge des poètes », ère qui correspond en cette charnière du XIXe siècle romantique au prolongement de la tradition spéculative de l’art[5]. Il appartient à la poésie de penser et peut-être de révéler l’être. Dans la troisième partie de « Magnitudo parvi », Hugo ne manquera pas de revendiquer cet emploi majeur du poème : la figure du berger solitaire, en laquelle se recueillent les traits saillants de l’exilé auscultant les souffles d’un autre monde, se distingue précisément des esprits hâtifs, des « savants dont la vue est basse » par le souci qu’il a de tenir l’être et l’essence et de procéder ainsi, au-delà des « fantômes du ciel profond », dans l’éloignement concerté d’une science tout entière fondée sur « des formes qui s’en vont » (p. 256-257), à un véritable dévoilement de l’être et de la vérité, à une aléthèia[6]. Et nous aurons été sensible, à ce moment du poème, à cet appel insistant ou à cette attente d’un centre vers quoi s’active la parole et se mobilise la pensée : centre de gravité d’une figuration cosmique en quête de son équilibre, mais aussi centre ordonnateur d’un univers dont le pivot est l’œil de Dieu, point nodal d’où partent et où se reconcentrent en retour les rayons générateurs de l’infini. Le pâtre se dit : « – Le vrai, c’est le centre. / Le reste est apparence ou bruit. / Cherchons le lion, et non l’antre ; / Allons où l’œil fixe reluit » (p. 256). La pensée qui s’avance ainsi dans ce que Hugo appelle « l’impénétrable », dans le mystère ou l’inconnu, se meut dans « Le réel, le vrai, l’élément » (p. 254). Et même le monde familier enjoint au « penseur agité » de lire – et de bien lire – « le poème éternel » de la terre selon les voies exigeantes du vrai et du juste : « Marche au vrai. Le réel, c’est le juste, vois-tu ; / Et voir la vérité, c’est trouver la vertu. / Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie » (193). Révoquant les leçons par trop persuasives du sensible, qui toujours menacent d’égarer et d’entretenir sur nouveaux frais l’illusion du paraître et le confort du déjà connu, le poème pensif dans Les Contemplations s’emploie à désenclaver l’être, il aspire à tenir un langage de vérité, si celle-ci est bien, dans l’ordre des raisons supérieures, l’adéquation du discours aux choses, par la capacité retrouvée du discours à faire advenir ce qui est[7].

Une telle visée poético-philosophique ne va pas sans une condition nécessaire et suffisante : l’opération de la pensée ne peut échapper aux contraintes de l’unité, avec laquelle elle fait corps. Penser, c’est tenter de cerner l’un, et de donner forme et cohérence au divers de l’expérience, à la pluralité déroutante des phénomènes, aux discontinuités de l’existence. La préface des Rayons et des Ombres déjà avait mis l’accent sur cette fonction unificatrice impartie à la pensée, laquelle s’impose de tenir ensemble en les articulant harmonieusement les différentes pièces qui forment « le Poème de l’Homme ». « Rien de plus divers en apparence que ses poèmes, notait alors Hugo en 1840 : au fond, rien de plus un et de plus cohérent. Son œuvre, prise dans sa synthèse, ressemblerait à la terre ; des productions de toutes sortes, une seule idée première pour toutes les conceptions, des fleurs de toutes espèces, une même sève pour toutes les racines »[8]. Cette dialectique de l’un et du divers, de la multiplicité foisonnante et de l’unité recentrée, est au cœur de la théorie de l’organicité poétique dont la solidarité – et même l’équivalence – poésie/pensée assure l’assise notionnelle. « Tout se tient, écrit Hugo, tout est complet, tout s’accouple, et se féconde par l’accouplement »[9]. Nul doute que le poème des Contemplations ne tende aussi – c’est là une de ses aspirations, mais y parvient-il ? – à s’ordonner à un principe d’organisation qui sert de pivot à la création et de perspective axiale à son explicitation. Dans les premiers livres du recueil, notamment « Aurore » et « L’Âme en fleur », la pensée du poème se fait à la fois le reflet et la garantie d’une unité profonde qui donne à l’univers sensible, à ses formes essentielles et à ses aspects constitutifs, la morphologie vivante d’un tout consonant, ainsi que l’atteste par exemple le poème précisément intitulé « Unité » et dont la vocation dans le livre I est d’exemplifier la relation de solidarité séminale qui se noue entre le soleil, « cette fleur des splendeurs infinies », et une « humble marguerite, éclose au bord d’un champ », autant dire ce qui est promis à l’effacement et à la caducité, ce qui même, au regard de tout ce qui passe en ce monde terrestre, relève de l’impondérable et du presque rien. Et pourtant cette fleur de la terre, dans son épanouissement éphémère, « par-dessus le vieux mur, / Regardait fixement, dans l’éternel azur, / Le grand astre épanchant sa lumière immortelle. / – Et moi, j’ai des rayons aussi ! – lui disait-elle. » (p. 99). Gardons-nous de ne voir dans cette réclamation singulière que la marque d’une analogie et l’occasion de ce qui ici ressortirait aux seuls appariements de la métaphore. Car si les ordres communiquent, si les règnes correspondent, c’est moins en vertu d’une ressemblance de rayon à rayon, qu’en raison des rayons eux-mêmes qui apparaissent dans ce contexte comme l’éclat étoilé du divin, le trait commun d’un langage, et d’une signature. Ainsi, à la fin du poème « Halte en marchant », l’un de ses bourreaux arrache à Jésus une touffe de cheveux, et dans la nuit qui s’assombrit voit bientôt dans sa main irradier des rayons. Plus sûrement encore c’est « le cœur plein de rayons » (p. 148) que le poète du livre II appelle de ses vœux une nature où tout s’aime, c’est-à-dire où tout s’assemble et se féconde dans un geste d’union qui scelle une ressemblance retrouvée à la faveur d’un déchiffrement persévérant du grand livre des choses (voir poème IV, 1ère partie). « Aimer remplace presque penser »[10] affirme Hugo. Le rayon est ce qui diffuse, certes, mais aussi ce qui renvoie à un centre, à une source. « Tout est plein de jour, même la nuit, écrit Hugo ; / Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit, / A des rayons : la roue au dur moyeu, l’étoile, / La fleur, et l’araignée au centre de sa toile. / Rends-toi compte de Dieu » (p. 193). On n’insistera sur ce point que pour mieux faire ressortir le bénéfice d’une pensée qui se tisse et se conforte des chaînons qu’elle identifie entre les êtres et les niveaux disjoints du réel. « Une voix dans les champs nous parle, écrit Hugo, une autre voix / Dit à l’homme autre chose et chante dans les bois » (p. 221). Ces voix ne font pas unisson ; elles métaphorisent cette recherche du continu dans et par l’altérité et peut-être même l’épreuve de la contradiction, du renversement et de la négation. Mais c’est dans ce croisement sans cesse repris, dans ce maillage ajouré des voix différentes et pourtant proches que la pensée, conçue comme une entreprise de totalisation et de refiguration de la nature, trouve sa justification.

Mais il est une autre condition, tout aussi impérative que la précédente, que le penseur doit remplir pour accéder au monde du pensable, lequel n’est, nous l’avons vu, ni celui du sensible, ni celui de l’immédiatement connaissable. Cette condition est le reflux du moi, sa conversion en une instance de pensée, qui ne soit pas une abstraction pure ou un ego transcendantal, mais qui, par le refus qu’elle marque des « proportions individuelles » (p. 26), fraie une voie à travers le monde tel qu’il est, les arbres, les rochers, la mer, et le ciel, vers un décloisonnement du sujet et de l’être, vers ce que Hugo appelle l’universel. On a beaucoup glosé la préface du recueil, en particulier la comparaison mise en avant par Hugo pour désigner son livre comme « le livre d’un mort » (p. 25). Au-delà des raisons qui peuvent ici justifier le recours à une position d’outre-tombe[11], de la mort de Léopoldine à l’épreuve de l’exil vécue comme une mort à soi et aux autres, ce texte apparaît aussi comme l’écho des préceptes qui, en toute rigueur, fondent la nécessité même de la pensée philosophique : du Phédon de Platon à la paraphrase qu’en offre Montaigne dans le célèbre formule « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », toute une tradition de la métaphysique se ressaisit dans ces lignes qui ne prétendent pas dire autre chose que la mort dont il s’agit est une condition de l’acte de penser ; qu’elle repose sur l’abolition des limites du moi et de ses menées intéressées, et postule la recherche d’autre chose, d’un monde à inventer, à formuler et à rendre intelligible, dans un discours émancipé de toute finalité personnelle et de toute restriction subjective.

Car c’est dans et par le langage du poème, lieu d’éclosion de la pensée, que se révèlent – ou s’aperçoivent – à la fois un sujet transpersonnel, faisant du même un autre, et des autres l’équivalent du moi, et un horizon de pensée élargi aux dimensions de l’inconnu, et peut-être même étendu aux rives de l’innommable. Certes, en 1840, au moment où s’impose à la conscience poétique de Victor Hugo le personnage d’Olympio, cette « profonde peinture du moi qui est peut-être l’œuvre la plus large, la plus générale et la plus universelle qu’un penseur puisse faire »[12]. Il semble bien que dans les conditions de l’exil, qui favorisent l’évidement du moi et font du sujet le foyer de résonance de la négativité de l’histoire autant que de la vacuité de l’être, cet élargissement vaut précisément pour le poète devenu l’ombre de ce qu’il fut et qui tient lieu, au bord de l’abîme, de « témoin de Dieu ». « Je vis dans une solitude splendide, écrit Hugo en avril 1856, comme perché à la pointe d’un rocher, ayant toutes les vastes écumes des vagues et toutes les grandes nuées du ciel sous ma fenêtre ; j’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer, et devant tous ces prodigieux spectacles et toute cette énorme pensée vivante où je m’abîme, je finis par ne plus être qu’une espèce de témoin de Dieu »[13]. Absorbé par cette « énorme pensée vivante », le penseur est bien celui que la nuit désigne du nom de mort (« Et la nuit lui dit : Quel est ce mort ? », « Horror », p. 458)[14]. Non pas le spectre flottant, qui se mêle au néant et se dissout dans le rien, mais l’être qui fait accueil à l’inconnu, se redresse en lui et lui prête sa voix[15]. Car, comme on peut le lire dans « Magnitudo parvi », « Mourir, c’est connaître » (p. 256).

Si donc penser consiste à favoriser « Plus de mort, et moins de nuit » (« À celle qui est voilée », p. 455), c’est que le poème est, dans les grands textes méditatifs des Contemplations, l’occasion d’un accroissement de l’homme, une tentative toujours recommencée d’agrandissement de l’humain, porté au seuil de l’infini, placé devant « l’être illimité » (« Mugitusque Boum », p. 365). Une courbe se dessine, des premiers livres du recueil jusqu’au livre VI, menant d’un état initial où la pensée évalue et confirme l’ordre éloquent des choses – ratifie en quelque sorte le poème de la création, lu et déchiffré ligne à ligne – à un état où l’harmonie constatée se défait, où l’équilibre se rompt entre les structures de la pensée poétique et l’envers imprenable du mystère, devant lequel les ressources de la raison s’avèrent impuissantes, les images inappropriées et les mots eux-mêmes inaptes. Pour le dire autrement, le projet anthropologique des Contemplations vise d’abord à conforter l’homme dans sa puissante tâche d’élévation et de progrès et entreprend de le confronter ensuite aux limites mêmes de son pouvoir. Tel est le sens de la sentence de Térence rappelée dans la préface : homo sum, humani a me nihil alienum puto. Si elle reprend, en écho de l’Héautontimoroumenos, la justification de l’insatiable curiosité de Chrémès, elle rappelle également l’article « Philosophe » de l’Encyclopédie dans lequel Dumarsais prend appui sur cette citation très exactement pour illustrer la pleine humanité du philosophe, dont le rôle, fondé en raison, au sein de la société des hommes est de faciliter l’avènement de la vertu, de la vérité et de la « divinité [...] sur la terre »[16]. En somme, le contraire du Filousophe, dont Thénardier est l’incarnation achevée dans Les Misérables. On reconnaît là l’office du « doux penseur » qui se diffuse à intervalles réguliers dans Les Contemplations et se recentre par exemple dans un poème dédié à Paul Meurice : le poète y apparaît comme celui qui tient dans sa main, « Le passé, l’avenir, tout le progrès humain, / […] Tous les dictames saints qui calment la souffrance, / Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité » (p. 371)[17]

Mais la formule de Térence assigne à l’homme un terrain anthropologique plus chancelant, ou du moins plus accidenté, puisque le désir de connaître le pousse à franchir l’infranchissable, à tenter l’impossible, à ouvrir « Le noir verrou de la porte humaine » (« Paroles sur la dune », p. 355). L’élargissement de l’homme doit se soumettre à cette tentation. On comprend bien dès lors que Dante, dans le poème initial du livre III, soit réinscrit « dans l’échelle des êtres », passant du minéral au végétal, puis du végétal à l’animal avant d’atteindre au règne humain et au sein de ce règne au royaume supérieur des génies (p. 169). Si chaque étape de ce parcours équivaut à une libération, rien n’indique que la chaîne des êtres s’arrête à ce stade, humain, trop humain, et connaisse jamais un terme. Le pâtre contemplateur de « Magnitudo parvi », le poète de la solitude et du désert, tient que « l’esprit qui pense / Subit par degrés sous les cieux / La dilatation immense / De l’infini mystérieux » (p. 254). Il s’ouvre ainsi au champ mouvementé d’une vision qui transcende les catégories ordinaires de la logique et désassemble les paradigmes classiques de l’anthropologie. Non seulement il se persuade que « l’humaine aventure / N’est rien qu’une apparition » – c’est-à-dire, glose nécessaire, que « Chaque créature / Est toute la création » – mais de plus « Il sent plus que l’homme en lui naître » (p. 256). Et l’on sait que ce « plus » – ce supplément qui risque de devenir le centre et le noyau – n’est pas nécessairement du côté du Dieu, il peut aussi pencher du côté du « noir mystère ». Si la pensée poétique du progrès dans Les Contemplations prend en charge la destinée humaine, comme il est si bien dit dans la préface, il n’en reste pas moins vrai qu’elle épouse une trajectoire qui outrepasse les limites auxquelles d’ordinaire elle doit se soumettre : elle prend place dans un cadre spéculatif et conjectural qui redéfinit les grilles d’intelligibilité de l’homme en suspendant les savoirs positifs qui les déterminent. Là où en d’autres lieux de discours et de pensée, s’affirme le dogme et se renforce le scepticisme, le poème fait place à un renversement paradoxal – littéralement opposé à l’empire de la doxa – à la faveur duquel un questionnement surgit qui loin de figer des positions arrêtées et irréconciliables, les dynamise et les dialectise. C’est ainsi que le problème de la mort – dont nous avons vu l’emprise principielle pour l’exercice efficient de la pensée – ne peut se résumer et se réduire dans la poétique des Contemplations au seul ressassement du monde spectral et de l’univers intangible des esprits. Il s’agit bien plus de faire valoir un point de fuite d’où une perspective du sens peut encore s’échapper en se diffractant, c’est-à-dire en faisant se heurter les antagonismes, en faisant jouer les antinomies.

« Pleurs dans la nuit » constitue, sans nul doute, dans cette vaste marée pensive du poème, un îlot agité sur lequel il convient de s’attarder un peu. Contemporain de la rédaction des fragments consacrés à Nemrod dans La Fin de Satan, ce long poème prend la forme d’une « immense méditation la plume à la main, dit Jean Gaudon, où les mouvements s’enchevêtrent inextricablement, sans qu’il soit possible de reconstituer l’itinéraire exact du poète »[18]. Il est vrai que le texte, qu’il ait ou non été commandé par les prescriptions de la Table, n’obéit pas à un canevas préconstruit, il ne se moule pas sur une suite d’idées préalablement agencées et ordonnées en doctrine ou en thèse ; il s’engage dans une espèce de tension qui d’emblée ouvre l’espace du dire à l’interlocution, à l’exercice d’une dianoia en actes, c’est-à-dire en marche vers l’universel. Il importe de lire ce poème moins comme l’orchestration suivie d’un thème – le « vieux thème de la mort universelle »[19] comme l’écrit Pierre Albouy – que comme le déploiement d’une pensée, d’une interrogativité en éveil qui inlassablement reprend le fil de la destinée humaine sous l’angle d’une épopée intérieure et intellectuelle, opposant au Doute, « Fils bâtard de l’aïeule Sagesse », la foi « qui délivre » (p. 192)  et replaçant au centre du questionnement ontopoétique, la figure de l’être dès lors saisi comme un problème et l’activité de la pensée désormais définie comme un exercice d’incertitude. Et c’est bien à cette aptitude du poème à problématiser qu’il convient de s’attacher dans la lecture de ce texte, en y voyant moins l’effet d’un développement oratoire que l’allure coupée, syncopée, d’une pensée qui se reprend, mue par l’affrontement énergique des idées. L’alternance des modalités par exemple – assertive-gnomique (« L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne » (p. 410)), exclamative, et surtout interrogative, de loin la plus abondante (« Ô pierres, qu’êtes-vous ? ») – constitue l’armature d’une parole qui se décentre parce que l’axe autour duquel la pensée de l’humain tourne lui-même est comme défixé, désorienté : « L’effet pleure et toujours interroge la cause. / La création semble attendre quelque chose. / L’homme à l’homme est obscur. / Où donc commence l’âme ? Où donc finit la vie ? » (p. 409). Considérons qu’il s’agit là de vraies questions, de propositions ouvertes qui condensent toute la vocation philosophique de la poésie, laquelle ne prétend nullement y apporter réponse, et de façon univoque, elle vise tout au contraire à opérer par effraction, déplacement et tremblement du sens dans l’édifice massif des dogmes et des certitudes[20]. Ainsi ces pierres nues surgies de terre, surgies de rien et qui sont dans la fosse comme les premiers degrés visibles de la mort : « Elles semblent s’ouvrir ainsi que des paupières ; / Et le papillon blanc dit : ‘Qu’ont donc fait ces pierres ?’ / Et la fleur dit : ‘Hélas !’ » (p. 413). Ce court dialogue allégorique décale la perspective du sens et brouille les repères traditionnellement retenus dans l’approche et le traitement philosophique de la destinée de l’homme. Il n’est plus question, on l’aura noté, de rappeler le texte harmonieux de la nature et d’en confirmer l’absolue lisibilité, comme si l’homme était voué à y occuper le rôle éminent de lecteur, de traducteur privilégié ; le propos est tout au contraire d’accuser l’écart, d’agrandir le fossé qui sépare les modalités logiques – les cadres et les normes – de la pensée et l’ordre impénétrable du « problème obscur ». Et si plus que jamais la tentation est forte de pousser « le noir verrou de la porte humaine », dans le même temps s’affirme avec autant de force le constat que « Nous sommes au cachot ; la porte est inflexible » (p. 409).

Cette impossibilité justifie le poème, car c’est d’elle que naissent tout à la fois la conjecture, la vision, le travail d’extraction conjointe du visible et de l’invisible en quoi consiste la contemplation proprement dite. De là, bien sûr, jaillit le possible, qui est l’autre nom de la poésie – depuis Aristote au moins[21] – le possible (244, 451), autant dire le non advenu, la puissance, le recel ou la réserve de l’être qu’il appartient au poème de mettre en œuvre, d’irréaliser. C’est pourquoi le berger ébloui de « Magnitudo parvi » qui fait « passer le monde / par sa pensée à chaque instant », peut révoquer les philosophes, Hobbes, Locke, et leurs « dialogues d’effroi » (p. 262), « l’aveugle Ptolémée » et le « myope Newton » (p. 262), bref toutes « les choses bornées » qui sortent de la science, car lui « boit, hors de l’inabordable, / Du surhumain, du sidéral, / Les délices du formidable, / L’âpre ivresse de l’idéal » (p. 264). Dans les poèmes pensifs des Contemplations, en particulier dans les grands textes inspirés du livre VI, Hugo se livre à un travail de « désobjectivation », ne convoquant les arguments du savoir et de la connaissance positive que pour mieux en restituer la part d’ombre ou d’abîme. Tel est le propre de la pensée poétique pour Hugo, et le poète est celui qui « Devant l’être béant, / Humble […] pense » (p. 266)[22].

 L’accroissement du possible humain, qui brouille les limites du connu, conduit à une espèce de désorientation ontologique, qui démontre que la poésie elle-même, toujours prompte comme on l’a dit à chercher l’unité, à soutenir les soubassements de l’être au sein du tout cosmologique, se voit sinon contestée du moins ébranlée dans ses assises. Il ne s’agit plus de seconder le monde et de le confirmer dans ses aspects extérieurs, sources d’illusions et d’égarement. Il importe moins également de valoriser les vertus d’une parole qui réunit et renoue, que d’en révéler l’envers dispersif, siège d’une pensée qui en définitive se heurte à l’impensable, faisant de l’impossible son lot et sa matière. C’est là sans doute le stade ultime de l’activité de pensée dans le poème hugolien : tout en visant la totalité et la complétude du sens, elle sonde ses propres failles, s’éprouve comme un abîme, et se déclare inapte à l’emploi suprême, d’invention, sinon de résolution du mystère, auquel elle se soumet, au nom de la vocation de la poésie qui est de connaître la raison des choses.  Si souvent la nature enjoint au passant rêveur de chanter, elle lui intime plus souvent encore l’ordre de penser, c’est-à-dire de s’offrir à une béance. Il est symptomatique ainsi qu’au poème « Ecrit sur la plinthe d’un bas-relief antique », à la fin duquel retentit cette injonction : « La nature nous dit : Chante ! » (p. 222), succède le poème XXII dans le même livre III qui ne se soucie ni de chant ni de célébration et déporte l’optique lyrique du côté d’une intériorisation qui enfouit les mots de la nature dans la bouche des morts. « Moi ? je laisse voler les senteurs et les baumes, / Je laisse chuchoter les fleurs, ces doux fantômes, / Et l’aube dire : Vous vivrez ! / Je regarde en moi-même, et seul, oubliant l’heure, / L’œil plein des visions de l’ombre intérieure, / Je songe aux morts, ces délivrés » (p. 223).

Il y a donc bien, à côté, ou en dessous du poème du cosmos un autre texte, plus obscur, plus enchevêtré auquel le poème doit faire accueil au risque d’y ruiner ses raisons et d’y assombrir sa lumière. Nombreuses sont les pièces des Contemplations que hante ce constat d’une béance, d’un retrait du sens, d’une énigme sans clé, tout se passant comme si la nature – et en elle Dieu, ou l’Incréé – était privée de langage, soudain condamnée à l’aphasie. Dans la troisième partie du poème « Horror » : « La chose est pour la chose ici-bas un problème. / L’être pour l’être est un sphinx ». Ou bien dans « Pleurs dans a nuit » : « De quelqu’un qui se tait nous sommes les ministres […] / Le problème muet gonfle la mer sonore […] / L’énigme aux yeux profonds nous regarde obstiné » (p. 431). Ce que résume parfaitement la sentence du spectre dans le poème III du livre VI : « Le muet habite dans le sombre » (p. 402). Ces constats réitérés, notons-le, accompagnent en contrepoint les moments où s’affirment l’aptitude des penseurs à extraire de son logis secret la pensée même de Dieu consacrant par là l’office suprême de la poésie, ainsi que l’atteste par exemple le poème « Les Mages », qui rassemble « Tous les combattants des idées » (p. 499), ces «Penseurs, lutteurs des grands espoirs» qui sortent du problème et guident le genre humain en lui donnant la note espérée, le la qui décide de l’harmonie et du sens. Contradiction ? Palinodie ? Interpolation logique ? Tension génératrice de contraires ? Sans doute un peu de tout cela. Mais ce qui, assurément, justifie ces renversements répétés, c’est la conscience désormais étendue à tous les niveaux de la diction poétique de l’invasion irrésistible du mal, de la galopante négativité dont l’homme est l’inspirateur autant que l’instrument. Comment penser la pulsion de destruction à l’œuvre dans l’humanité – question qui amplifie à l’échelle d’une interrogation universelle la rupture que représente, dans l’ordre du progrès historique et politique, l’essor de Napoléon III ? « Crime ! enfer ! quel zénith effrayant que le nôtre / Où les douze Césars toujours l’un après l’autre / Reviennent, noirs soleils errants » (p. 461). La métaphore astrale ici employée scelle la solidarité des cycles aliénants de l’histoire et des révolutions fatales du cosmos. Négation de la pensée et de la poésie, le mal s’entête et frappe au seuil des idées, aux berges du langage. Je ne traiterai pas ici cette question[23]. Je me bornerai à observer que cette hantise constante du mal, qui conduit à désirer la mort comme délivrance et comme élucidation, invite à une déconstruction critique de la pensée, à une récusation de ses produits et de ses bienfaits, car le penseur – et le poète donc – ne peuvent s’exempter de ce gouffre, ils ne peuvent s’estimer indemnes. Il convient de réentendre dans certains poèmes clés du livre VI – « Horror » et « Dolor » notamment – moins le pressentiment panique de quelque migration des âmes, que l’incapacité dans laquelle se trouve la pensée poétique – comme tentative de refiguration totalisante du réel – à faire parler le monde dans son unité, à témoigner de Dieu au nom d’un exigence que je dirais destinale, comprenant la justification de la destinée humaine. Dans « Horror » nous lisons : « Nous pensons. Après ? Rampe, esprit ! garde tes chaînes » (351). Et dans « Dolor », ce déni soudain : « Homme, n’exige pas qu’on rompe le silence ; / Dis-toi je suis puni. Baisse la tête et pense » (p. 460). Là où la pensée devrait être élucidation ou dépassement des servitudes aveugles, elle s’offre ici comme un acte de soumission au mystère, de consentement à « l’obscure loi » : « Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde. / Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde, / Et pleurons sans savoir pourquoi » (p. 463). 

Il est frappant en effet qu’à ce stade la pensée s’apparente à un acte à la fois nécessaire et vain, à une activité sans solution ni dénouement. En vérité c’est ici de la poésie qu’il s’agit, et le langage désormais enté sur le silence, désormais creusé par le mutisme, devient une forme d’adhésion à l’être – et à cette loi qu’on voudrait établie, parce qu’axiomatique, selon laquelle « l’explication sainte et calme est dans la tombe » (p. 464). De là, cette équivalence dans « Dolor » : « Pensons, croyons » (p. 465). Le lien se resserre entre ces deux postures, qui permet d’affranchir la pensée de la tutelle des savoirs pour la reverser au crédit de la croyance, qui est acquiescement inconditionnel, acceptation pure (voir « Le pont », à l’ouverture du livre VI). À ce titre, et seulement à ce titre, « la pensée est la pourpre de l’âme » (p. 465). Mais elle est pourpre aussi en raison de la faculté qui lui est reconnue par le poète de s’instituer le lieu de la mort – et le lieu des morts : creux du deuil et enclave de la mémoire, elle garde et conserve la forme d’un envers de la raison et de la logique, ce que Hugo appelle Dieu, et dont il faut bien s’aviser qu’il est l’autre nom de la mort, autant dire de l’innommable, de l’impossible et de l’impensable. Car en ce nom se dissolvent les présomptions de l’esprit et les facilités de l’ironie. La dernière strophe de « Dolor », dans ces conditions, n’appellerait pas d’autre commentaire que celui qui oppose, au sein d’un logos divisé, le parti du scepticisme enjoué – promoteur d’une pensée sarcastique et distante – au parti de l’être fondé dans la mort, c’est-à-dire justifié en Dieu.

Si le penseur doit subir sa loi, comme il est écrit dans le poème « Insomnie » (« Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton câble », p. 219), c’est sans nul doute parce qu’il se plie à un devoir qui l’oblige à renoncer aux gratifications de la pensée, au confort de l’idée dans ce qu’elle a de transparent, à la formulation heureuse qui possède sa rigueur et sa géométrie. Le penseur hugolien dans Les Contemplations « cherche l’homme et trouve de la cendre » : certes d’abord le mal et ses effets, dont nous avons parlé, mais aussi le contraire même d’un objet, l’insaisissable, le dispersé, l’informe. De l’homme à la cendre, de la naissance au tombeau, en passant par les épreuves de la vie, la pensée poétique accroche le réel, isole des points de contact, qui seront comme autant de lieux concrets par où le langage se lie aux choses, dialogue avec elles, et les ausculte. Gardons-nous de voir dans cette poétique de la mort une négation de l’immédiat sensible et l’occasion d’une pure et simple métaphysique de la parole. Si « l’incurable envie » de l’homme – et le projet du poète – est bien de « Voir par-dessus le mur » (p. 409), constatons que le premier degré de la contemplation – et de la pensée poétique – est de voir ce qui se présente d’abord et qui est « incommensurable au penseur » (p. 242). Les pierres, les flots, les rocs, le vent, les arbres, l’herbe, les animaux et les plantes, tout ce qui, loin de se fondre a priori dans le grand poème de la création, se dresse dans un mutisme opposable, dans l’énigme du non-langage. Car avant d’ouvrir à la conjecture et à la vision, les choses de ce monde accèdent à une visibilité qui les maintient dans leur être, à la fois brillant et sombre, persuasif et taciturne. Nul doute ainsi que « le chardon bleu des dunes » ne soit ce qui a été vu, senti, saisi, et que de la même manière, et de façon plus douloureuse, le crabe du poème XXII du livre V n’ait opposé sa résistance à la pensée et au verbe. Reconnaissons enfin que celui qui, dans « Trois ans après » se dit incapable de prendre part à l’ancien festin, détourne ses regards de « la voûte étoilée » et se penche obstinément vers « l’herbe épaisse où sont les morts » (p. 279), admettons que celui-là frotte sa pensée et ses mots contre cet humus odorant, de toutes parts débordant les mots, avec lequel il voudrait se confondre et sous lequel il souhaiterait à jamais disparaître.

Contre les prétentions de la raison, contre l’illusion des savoirs positifs, la pensée poétique plaide en faveur d’un être-là du monde, énigmatique, silencieux, avec lequel le langage cependant doit se mesurer, mu qu’il est par cette conviction que par lui, par le recours à un verbe assimilé à un « Fiat Lux » (p. 63), les choses refermées s’ouvriront et s’affranchiront de la nuit qui les obsède : devoir de la poésie – dont résonnent tous les poèmes des Contemplations – et devoir de la pensée qui affirme par là sa double fonction, libératrice et investigatrice, comme le rappellent ces vers de « Ce que dit la bouche d’ombre » : « […] la liberté suppose, / Creuse, saisit l’effet, le compare à la cause, / Croit vouloir le bien-être et veut le firmament ; / Et cherchant le caillou, trouve le diamant. / C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare » (p. 525).


[1] Préface aux Odes et poésies diverses (1822), in Œuvres poétiques, éd. P. Albouy, Gallimard, La Pléiade, 1964, p. 265.

[2] Cette « pensivité » du poème, à laquelle nous allons ici nous attacher, renvoie bien sûr à la plus haute tradition du romantisme allemand, pour lequel la poésie est la forme la plus accomplie de la pensée, mais de la pensée sans concept, c’est-à-dire inversement portée par l’image, la métaphore ou le symbole. Voir sur cette question Hans-Georg Gadamer, L’Actualité du beau, Alinea, 1992, en particulier p. 176-199 ; Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, Vrin, 2006 ; Michel Deguy, La Raison poétique, Galilée, 2000, en particulier, p. 121-132.

[3] Victor Hugo, Les Rayons et les ombres (1840), in Œuvres poétiques, op. cit., p. 1019.

[4] Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, éd. A. Blaeschke, Classiques-Garnier, 1998, p. 16.

[5] Alain  Badiou, Manifeste pour la philosophie, Le Seuil, 1989, p.51. Je renvoie également au dernier essai d’Alain Badiou, Que pense le poème ?, Nous, 2016. Sur la tradition spéculative de l’art romantique, voir Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, 1992, en particulier le chapitre « La poésie comme relève de la métaphysique », p.94-122.

[6] Telle est bien la révélation de la poésie, ainsi que le formule Giorgio Agamben à partir de la Métaphysique d’Aristote : « […] l’expérience qui se trouvait au centre de la poiesis était la pro-duction dans la présence, c’est-à-dire le fait que, en elle, quelque chose advienne du non-être à l’être, de l’occultation à la pleine lumière de l’œuvre. » (L’Homme sans contenu, Circé, 1996, p. 111).

[7] Sur cette (in)aptitude du langage poétique à faire advenir de la présence ou de l’être, je renvoie aux réflexions de Gadamer (L’Actualité du beau, op. cit., p. 178-180) et de Badiou (« Qu’est-ce qu’un poème, et qu’en pense la philosophie ? », dans Petit manuel d’inesthétique, Le Seuil, 1998, p. 41-43).

[8] Préface, Les Rayons et les ombres, op.cit., p. 1020.

[9] Ibid., p. 1017.

[10] Les Misérables (4e partie, Livre VIII, chapitre 2), éd. Guy et Annette Rosa, O. C., Laffont, coll. Bouquins, 1985, p. 798.

[11] Plus qu’une autre, sans doute, s’impose ici la référence à la préface de 1846 des Mémoires d’outre-tombe, texte dans lequel Chateaubriand met en lumière deux principes qui seront médités par Hugo : l’énonciation post-mortem, en quelque sorte, et « l’indéfinissable unité » qui résulte du mélange et du télescopage des époques.

[12] Préface, Les Rayons et les ombre, op. cit., p. 1020.

[13] Océan, « Guernesey, avril 1856 », O. C., éd. René Journet, Laffont, Bouquins, 1989, p. 273

[14] Voir l’article de Guy Rosa, « Du Moi-Je au Mage : individu et sujet dans le romantisme et chez Victor Hugo », dans Hugo le fabuleux, actes du colloque de Cerisy (30 juin-10 juillet 1984), éd. Anne Ubersfeld et Jacques Seebacher, Seghers, 1985, p. 267-285).

[15] Ainsi d’ailleurs que nous invite à le penser la fin de « Cadaver » (VI, 13, p. 450).

[16] Dumarsais, « Philosophe », Encyclopédie, 1ère éd., 1751, t. XII, p. 512.

[17] « La philosophie, écrit Hugo ailleurs, doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d’améliorer l’homme » (Les Misérables, op. cit., p. 410 ).

[18] Jean Gaudon, Le Temps de la contemplation, Flammarion, 1969, p. 126.

[19] Note au poème « Pleurs dans la nuit », Les Contemplations, Poésie/Gallimard, 1973, p. 490.

[20] Ce mouvement du sens est bien ce qu’Aristote identifie sous le terme de metaphora conçue comme une epiphora. Voir Poétique (21, 1457b) et Rhétorique (III, 10, 3 ; 1410b 17). On pourra en outre se reporter à l’article d’Irène Tamba-Mecz et de Paul Veyne, « Metaphora et comparaison selon Aristote », Revue des études grecques, 1979, vol. 92, n°436, p. 77-98.

[21] Voir Poétique (9, 1451b).

[22] Mais cette humilité l’élève en quelque sorte au-dessus des hommes en le rendant à l’illimité – autant dire à l’infini – avec lequel il se confond. Voir là-dessus dans William Shakespeare le passage sur l’« effrayant promontoire de la pensée d’où l’on aperçoit les ténèbres » (O. C., volume Critique, Laffont, Bouquins, 1985, p. 331-332).

[23] Voir sur cette question Pierre Laforgue, « Les Contemplations ou poème et poésie » et « Poésie et poétique de l’exil : le livre cinquième des Contemplations » dans Hugo. Romantisme et révolution, Presses Universitaires Franc-comtoises, 2001, pp. 73-84 et p.129-140.